Petit à petit, le dollar américain perd du terrain sur la scène mondiale. Christian de Boissieu, économiste et coauteur de La nouvelle guerre des monnaies, en collaboration avec Marc Schwartz, estime que les politiques du président Donald Trump ne permettent en rien de freiner le déclin du billet vert. Entretien.
Votre livre s’intitule La nouvelle guerre des monnaies. À quoi faites-vous référence ?
Il y a actuellement une guerre des monnaies qui se déroule sur trois fronts. Et ceux-ci ne sont pas tous nouveaux.
Le premier concerne le niveau des taux de change. Les pays s’efforcent de faire baisser la valeur de leur monnaie pour améliorer la compétitivité de leurs entreprises et de leurs exportations. C’est ce qu’on appelle la dévaluation compétitive. Ce n’est pas nouveau. Ç’a été intensément pratiqué dans les années 1930 jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Mais ça revient particulièrement dans l’actualité aujourd’hui, puisqu’on sait que Stephen Miran — le principal conseiller économique du président Trump — a évoqué le fait qu’il souhaite une baisse du dollar américain.
Deuxièmement, les pays et les différentes zones économiques sont en compétition pour émettre et gérer la monnaie de réserve dominante sur le plan mondial. L’hégémonie du dollar américain est contestée. C’est la dédollarisation.
Puis, troisièmement, et c’est l’élément le plus nouveau : c’est la guerre entre les monnaies traditionnelles et celles dites numériques, les cryptomonnaies.
N’y a-t-il pas une contradiction entre les deux premiers pans de cette guerre : soit de vouloir dévaluer sa monnaie pour des raisons de compétitivité, et de vouloir atteindre ou préserver le statut de monnaie de réserve dominante ?
Vous avez complètement raison. Je pense que c’est une contradiction fondamentale qu’on voit en ce moment dans la démarche américaine. Les États-Unis voudraient une dévaluation de leur devise pour que celle-ci soit plus compétitive. Mais en même temps, ils veulent un dollar conquérant, qui demeure la première monnaie de réserve au monde et qui renforcerait même ses parts de marché.
Pour l’instant, la baisse du dollar est modérée. Mais s’il devait continuer à baisser, il y aurait un seuil à partir duquel la confiance des investisseurs étrangers flancherait elle aussi. Et donc, qu’est-ce que ça veut dire ? Il y aurait une augmentation des taux d’intérêt sur la dette des États. Si les Chinois, qui achètent des obligations du Trésor américain, pensent que le dollar va baisser, ils vont demander un taux d’intérêt plus élevé sur la dette américaine. Ils vont demander une prime de risque pour compenser leur anticipation de la baisse du dollar.
À la longue, cette perte de confiance dans la devise américaine pourrait aussi entamer ses parts de marché. Donc c’est là toute la contradiction.
Si le monde venait à se « dédollariser », quelles sont les monnaies qui pourraient remplacer le dollar américain ?
Ça fait un certain temps qu’on assiste à cette tendance. La baisse de l’influence du billet vert a commencé il y a déjà plusieurs années.
Si on regarde la part du dollar dans les réserves de change mondiales, en excluant l’or, elle était de 70 % il y a 20 ans. Aujourd’hui, elle est d’environ 57 %. Alors, vous voyez, ça baisse… mais très lentement. L’euro arrive en deuxième position, avec 20 % des parts de marché. La livre sterling et le yen japonais sont chacun à 5 % et le yuan chinois est à environ 3 %.
Donc, en ce moment, il s’agit d’un duopole asymétrique. Je précise qu’il est asymétrique parce que le dollar a encore beaucoup d’avance par rapport à l’euro.
Mais à l’horizon des dix prochaines années, je pense qu’on aura trois devises importantes dans le monde. Le dollar américain restera, à mon avis, toujours en tête, mais il va perdre des parts de marché. Il y aura toujours l’euro. Et je crois que le yuan va gagner des parts de marché. Alors ce sera une triade monétaire, peut-être toujours asymétrique en faveur du dollar.
En terminant, pensez-vous que les cryptomonnaies font vraiment concurrence aux monnaies traditionnelles ? Ne sont-elles pas de simples actifs financiers ?
Les cryptoactifs, comme le bitcoin, l’ethereum ou le tether, ne peuvent en effet pas aujourd’hui être regardés comme de véritables monnaies, dans la mesure où ils ne remplissent pas le critère de la fonction transactionnelle. Leur valeur est trop volatile. Techniquement, les stablecoins (ou jetons stables en français) pourraient prétendre à ce titre, mais encore faudrait-il qu’ils puissent répondre au qualificatif de stable. Car pour le moment, ils ne le sont pas.
Sans concurrencer directement les monnaies traditionnelles, ces cryptoactifs bousculent l’ordre établi. On l’a vu avec le projet de monnaie privée de Facebook. Ç’a créé un vent de panique chez les autorités monétaires, qui ont bloqué l’initiative.
Il y a eu une prise de conscience brutale au sein des banques centrales. Plusieurs ont décidé de lancer leur propre monnaie numérique à partir de la technologie blockchain (de la chaîne de blocs). Ces monnaies permettraient de réduire le coût des transferts internationaux notamment. Mais on n’est pas encore là !
Cette entrevue a été éditée à des fins de clarté et de concision.